Ange est entrée dans ma vie le 19 novembre 2000, dans un mélange de peur et de bonheur. Accouchement totalement imprévu à 30 semaines de grossesse. L'échographie réalisée 2 jours auparavent ne laissait rien présager de ce sombre destin. L'équipe de réanimation de l'hôpital Ste-Justine attendait. Le gynéco attendait. Les infirmières attendaient. Je me disais que sûrement aucun enfant n'avait été attendu à ce point par autant d'étrangers. Impuissants devant ces contractions si fortes et si efficaces, tous s'étaient résignés à attendre la naissance de ce mini-bébé.
Col effacé à 100%, dilaté à 9 cm, poche des eaux rompue... On m'a dit que je devrais bientôt ressentir un besoin de pousser. Tous ces mots n'avaient aucune signification pour moi qui n'avait même pas eu le temps d'ouvrir mon petit guide de préparation à l'accouchement. Je n'avais aucunement le désir d'expulser ce petit être qui aurait normalement dû vivre blotti dans mon ventre encore au moins 2 mois. Mais la nature étant faite ainsi, je ne pouvais plus me retenir de pousser. Si j'avais accepté l'épidurale, peut-être aurai-je pu la garder en moi quelques instants de plus.
Alors j'ai poussé, 1 fois, 2 fois et tout le monde a retenu son souffle. À 6h10, ma fille avait été expulsée, si fortement que le médecin a du la retenir avec le drap pour ne pas l'échapper. Et elle s'est mise à pleurer, si fort que tout le monde a versé des larmes. On m'avait expliqué qu'il était possible qu'elle soit tout bleue, qu'on doive la réanimer, qu'elle ne respire pas, qu'elle soit couverte d'un duvet tout visqueux. Mais jamais on m'avait dit qu'elle pouvait être si belle. Elle ressemblait à son papa. J'ai même pu la garder sur moi, sentir son souffle chaud. Je n'ai pas rêvé, son souffle était chaud. Elle était vivante.
On l'a amené, on l'a examiné, on l'a lavé puis on l'a installé dans un incubateur. J'ai pu aller la voir. On aurait dit qu'elle s'en allait sur la lune dans son vaisseau spatial. Petit ange, tu te battais...
Et comme tout semblait bien aller, j'ai pu la prendre dans mes bras et la faire boire. "Aidez-moi quelqu'un! Mon cours d'Allaitement 101 devait avoir lieu dans 2 semaines." C'est Ange qui m'a aidé. Elle a bu comme une grande et s'est endormie. J'étais dans une telle extase que je ne m'étais pas rendue compte que son teint devenait bleu. Je dois avouer que je ne me rappelle plus très bien de ce qui s'est passé par la suite. La situation avait changé, voilà tout!
15h45. "D'accord, débranchez-la! De toutes façons, elle n'aurait pas pu vivre bien longtemps comme ça, elle aurait été légume ou fortement handicapée. Qui voudrait d'un enfant handicapée dans un petit appartement du Plateau Mont-Royal?" Tous ces mots n'étaient pas de moi, mais je me suis entendue les dire.
16h40. Ange est débranchée. Je pleure, je cries pour qu'on me laisse partir avec ma bébé. Aller n'importe où, dans sa belle chambre toute rose qu'on lui avait préparée ou même dans le café du coin. Mais qui a envie de voir un enfant mourir en buvant son Starbuck? Ma raison n'était plus là. Je me suis assise sur le rebord de la fenêtre. Je voulais que Ange voit la ville, la vie qui grouille. Elle avait les yeux ouverts. Elle ressemblait à un petit champignon avec son bonnet tricoté serré. Contrairement à ce que je croyais, elle restait bien vivante. Papa était toujours à mes côtés. Il a pris Ange dans ses bras quelques minutes, l'a embrassé sur le front et me l'a redonné. Il est parti, incapable de voir la fin arriver. Notre relation ne survivra pas à cette épreuve. J'ai demandé à ce qu'on ne me dérange plus. "Il faut venir voir si toi ça va, vérifier tes signes vitaux", me dit l'infirmière. Que pourrait-il m'arriver de pire? Si mon coeur s'arrête, ne me réanimez pas SVP!
Je berçais Ange, toujours assise sur le rebord de la fenêtre, en lui chantant des chansons. Non pas des chansons, mais une seule. Comme si c'était la seule chanson que je connaissais, comme si c'était la seule qui avait un sens. "À la claire fontaine, m'en allant promener, j'ai trouvé l'eau si belle que je m'y suis baigné..."
Le temps passait et Ange devenait de plus en plus lourde. Ses yeux ne s'ouvraient plus. Sa bouche était figée en un rictus qui ressemblait davantage à un sourire qu'à une souffrance. Je n'avais soudainement plus peur de la mort. Ça m'a rappelé Grenouille, un hamster que j'avais lorsque j'étais petite. Il était devenu vieux et malade. Sa mort était imminente. Je n'osais plus le toucher tellement la mort me répugnait. Et un matin, je l'ai retrouvé tout au fond de son nid, froid et rigide. Ma peur s'était dissipée. J'avais blotti Grenouille contre mon coeur, l'avais couvert de baisers. J'avais 5 ans...
23h02 Ange m'a quitté. Ange est partie sur la lune, sans incubateur cette fois. Elle était si légère qu'elle pouvait sûrement voler. Et mon coeur a cessé de battre. Je ne sais pas encore aujourd'hui si quelqu'un a réussi à me réanimer.
"Il y a longtemps que je t'aime, jamais je ne t'oublierai..."